Sur le bureau d’Alix traine le journal qu’elle a parcouru en diagonal au-dessus de son plat de lentilles de midi. Le scandale de l’escroquerie d’opticiens véreux fait la une du journal. Voyant les queues s’allonger devant les cabinets d’ophtalmologie, certains ont vu une opportunité de faire affaires. Ils ont décidé de monter une chaine de revente de lunettes baptisée « Une paire chacun » fournissant sur place un examen médical. Les gens n’ont donc plus à prendre un rendez-vous chez l’ophtalmologue six mois à l’avance pour obtenir une ordonnance. Ils peuvent se rendre directement dans le magasin et passer en cinq minutes les tests d’usage, certes non pris en charge par le système de santé, mais ô combien plus pratiques. Ils repartent une heure plus tard avec une paire de lunettes. La chaine de magasins dotée d’une telle offre s’est propagée sur tout le territoire en l’espace d’un mois. Plus de cinquante pour cent de la population s’est ainsi fournie en lunettes chez Une paire chacun. Les ennuis ont commencé lorsque le service après-vente s’est avéré inexistant. Et la demande était forte ! Les verres n’étaient pas de bonne qualité et après un mois d’utilisation, il devenait difficile de voir quoique ce soit à travers les rayures. Autant les enlever pour retrouver le flou. Aussi rapidement que les magasins ont ouvert, ils ont fermé à un rythme effréné. Avant que les associations de consommateurs n’aient le temps de se saisir du dossier, la société était liquidée et les dirigeants, si populaires la semaine précédente, s’étaient envolés. Même si de tels comportements sont prévisibles, ils dépriment Alix immanquablement.
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Elle fait une halte chez son opticien avant de rentrer. La boutique ne désemplit pas, même à 18h, bien au contraire. Les gens échaudés par le scandale de la chaine Une paire pour tous, se sont tournés vers leurs opticiens de famille. Le gouvernement a créé de grands centres d’ophtalmologie aux processus dignes des chaines d’assemblage les plus cadencées. Les patients sont enregistrés à l’arrivée. L’ensemble des informations de santé liées à leurs yeux sont numérisées. Le passage devant l’ophtalmologiste dure moins de 3 minutes et consiste en une série de tests chronométrés. L’ordonnance est directement transmise à l’opticien signalé lors de l’enregistrement. Afin d’augmenter le débit, le gouvernement a appelé à la création de cursus de professionnalisation accélérée. Ces mesures n’ont pas plu à la profession, dont les efforts depuis le début de la crise ne leur paraissent pas reconnus à la hauteur de la longueur de leurs journées.
Son opticien l’accueille d’un sourire fatigué. Il lui a fait fabriquer des lunettes en cul de bouteille en urgence.
– Désolée Alix pour la taille des verres, cela risque d’être moins confortable que vos lunettes actuelles.
– Le confort aujourd’hui c’est de voir, peu importe le poids. Ne vous en faites pas.
– Oui, malheureusement nous n’avons plus le temps d’amincir les verres, d’autant que les usines qui les fabriquaient ont changé d’orientation stratégique disons.
– C’est-à-dire ?
– Tous nos fournisseurs dans la vallée du Jura se sont fait racheter. Certains ont tenté de résister mais on leur a fait comprendre que soit ils obtempéraient, soit c’était la porte, alors forcément…
– Mais qui sont ces « ils » dont vous parlez ?
– On n’est pas bien sûr. Apparemment, ce sont des sociétés qui appartiennent à de gros conglomérats. Un journaliste est en train de faire une enquête d’après un confrère.
– Vous vous rappelez son nom ? demande Alix intriguée.
– Un certain Julien Carbane, Corval…
– Julien Corbale.
– C’est ça. Vous le connaissez ?
– De réputation.
– Enfin, toujours est-il que désormais seuls un petit nombre a accès aux verres amincis, on les trouve uniquement sur les nez de ceux qui ont du réseau et de l’influence… La finesse du verre est devenue un signe extérieur de puissance !
– Aïe, je crains que ma monture en dise alors plus sur moi que je ne l’imaginais ! rigole Alix en chaussant ses verres épais.