13 mars – 10ème épisode

Les accidents entre usagers de la route sont pléthore depuis quelques semaines. La hausse est spectaculaire. La ville a repeint en urgence les pistes cyclables en rouge pour qu’automobilistes et piétons les voient mieux. Cette peinture produit un son au passage des voitures, qui leur signale qu’elles traversent une zone de croisement ou qu’elles se sont tout simplement trompées de voie. La hausse du nombre d’accidents a marqué l’arrêt un temps mais la vue de la population a encore baissé, malgré les chiffres vertigineux de vente de casques. Et les présentateurs du 20h ont recommencé à égrainer des nombres d’accidents toujours plus élevés que la veille. Les urgences ne désemplissent pas de patients aux affections allant de la cheville cassée en passant par la brûlure du bras sur le goudron des routes jusqu’au traumatisme crânien.

Les ventes de masques de protection couvrant bouche et nez ont explosé. Ironiquement on ne voit désormais plus que les yeux des passants, alors même qu’il est prouvé que le phénomène n’est pas viral. La panique a toutefois envahi la ville, faute de communication claire du gouvernement et les habitants tentent de se protéger avec les moyens à leur disposition.

Pour l’heure elle se dépêche de rejoindre l’équipe Oculus pour accueillir les cinq chercheurs qui ont réussi à se libérer, notamment de la pression de leurs gouvernements respectifs.

La secrétaire de l’Institut apporte de grands thermos de café et d’eau chaude. Elle les dépose sur une table au fond de la grande salle. Son collègue entre avec des chevalets portant les noms des participants et une boite à câbles et télécommandes pour projeter les présentations des scientifiques. Alix passe en coup de vent dans la salle, juste le temps de les remercier pour leur aide, et elle se poste à l’entrée pour accueillir les premiers arrivés. Ana Maria Soledo est venue de Valladolid, Jeffrey Rogers a atterri la veille depuis Boston, tout comme Taylor Appleton du centre de recherche de Chicago, Johannes Kühn et Tobias Ankle ont pris le train depuis Lausanne.

Chacun s’est installé avec gravité devant son chevalet. La parole a rapidement circulé avec la facilitation d’Amine, le directeur de l’Institut. Celui-ci a beaucoup œuvré à la tenue de la réunion, notamment pour convaincre les directeurs des établissements partenaires, chacun étant impliqué dans la résolution de crise du Grand Flou à l’échelle nationale. Le concours du Délégué de l’OMS, Maximilien Van Peetersen, a débloqué certaines réticences nationalistes.

Jeffrey a travaillé avec une virologue et ils sont parvenus à la même conclusion que l’équipe Oculus. La propagation du flou est trop uniforme pour correspondre à une épidémie, elle ne correspond pas aux modélisations mathématiques des précédentes pandémies mondiales. Stéphane confirme l’absence d’indices dans le sang des Français. Simon, le collègue d’Alix, enchaine en évacuant la possibilité d’une explication dans l’immédiat par un perturbateur chimique dans l’air ou dans l’eau. Ana Maria est convaincue qu’en si peu de temps il est impossible de tisser plus que des intuitions. Seules des études plus longues révèleront des liens de cause à effet.

Amine propose de sortir des listes de maladies connues pour imaginer de nouvelles pistes. Maximilien prend force notes et hoche la tête. Tobias propose à l’assemblée l’idée d’un déplacement de la fovéa, l’endroit où se concentrent les récepteurs des rayons de lumière dans l’œil. Cela nécessiterait des examens approfondis des patients. Alix évoque un papier de recherche fondamentale sur l’horloge rétinienne. Celle-ci fonctionne indépendamment de l’horloge biologique interne qui régule notre rythme et nos humeurs. Et si celle-ci s’était déréglée ? Le consensus s’établit pour avoir ces options en tête dans les études et recherches à venir.

La pause déjeuner permet de détendre l’atmosphère. Le sentiment d’urgence persiste néanmoins et les conversations ne tardent jamais à revenir sur le Grand Flou au détour d’une anecdote personnelle. Johannes fait beaucoup rire en décrivant sa propre découverte du phénomène. De passage à la gare de Zürich, les oreilles prises par la musique de ses écouteurs, il avait mal lu le panneau d’affichage et s’était retrouvé à Dietikon, au lieu de Dietlikon, soit à 20 kilomètres de la maison de son ami. Il était arrivé avec 45 minutes de retard. Inacceptable pour un Suisse, conclut-il.

*

Au début de l’après-midi, le directeur lance les réflexions sur des solutions de court terme. Alix s’impatiente déjà. Chercher des solutions dans l’immédiat ne permettra pas de comprendre la cause profonde et donc de pouvoir véritablement agir sur la crise. Elle n’en démordra pas

Taylor affirme avoir déjà fait des tests de thérapie génétique qui pourraient s’avérer prometteurs. Elle ne sait toutefois pas si le traitement sera bien accepté par les patients du test clinique et ne provoquera pas de réaction immunitaire ou de toxicité. Il faudra ensuite être patient pour vérifier l’expression durable du gène transféré. Johannes enchaine :

– Nous testons en ce moment sur nos patients qui étaient programmés pour une greffe de rétine, l’idée d’une déficience rétinienne. Pour le moment seuls deux patients ont subi l’opération. Nous sommes bien conscients que l’échantillon est faible, mais nous pourrons rapidement dire si ce protocole peut fonctionner.

Alix bout pendant la présentation de ses confrères. Elle tapote nerveusement son cahier de notes de la pointe de son stylo. Cette dernière remarque la pousse à prendre la parole.

– Je comprends la logique opportuniste, mais ça ne permettra pas de trouver la cause première puisque vous n’opérez que sur des gens qui ne voyaient déjà pas avant la crise ! Là, vous êtes dans le noir, littéralement, d’autant que bientôt on sera tous aveugles. Qui ferra les greffes alors ? On ne va pas laisser cette tâche à d’hypothétiques, et surtout inexistants, robots dopés à l’intelligence artificielle comme s’en gargarisent les journaux, si ?

– C’est une première étape, nous pensons à un protocole pour greffer les rétines sur des patients auparavant sains, répond calmement Johannes. Cela pose quand même un problème déontologique, vu que nous n’observons pas de défaut sur leur rétine.

– Nous n’avons pas le temps pour ces essais-erreurs dans le noir total !

– Mais en observant ces patients on peut retrouver la cause ! C’est la logique au cœur de toute expérimentation.

Alix se surprend à parler comme Mathias et s’interrompt brusquement. Confuse, elle boit une gorgée d’eau. Le directeur de l’Institut la regarde avec désapprobation, elle a perdu son calme. Sa collègue espagnole prend le relai et questionne en détails le Suisse sur le protocole envisagé.

Bonus :

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