Trente minutes qu’Alix patiente dans une antichambre du Ministère. Elle a eu le temps de lire deux chapitres de son livre sous le regard indifférent de l’huissier qui tapote par intermittence sur son clavier. Alix balaye à nouveau la pièce des yeux. Les murs sont lambrissés, peints en blanc et rehaussés d’or. Le plafond lui paraît loin. La fenêtre immense laisse entrevoir une pelouse entretenue au cordeau. Assise sur une chaise raide, Alix croise et décroise les jambes, le plus silencieusement possible malgré le parquet aux lattes sonores. La mise en scène volontairement imposante rappelle au visiteur la légitimité éphémère de sa présence dans ces lieux. Elle regarde sa montre et soupire à nouveau, déclenchant un clapotis de clavier de la part de l’huissier.
Quand elle a vu son numéro s’afficher sur son téléphone, elle a failli l’ignorer. La curiosité l’a emporté et la pousse encore maintenant à attendre, malgré l’irritation que lui procure tout retard.
Douze ans qu’elle ne l’a pas vu. Il faut dire qu’il n’était pas franchement avenant, un brin hautain et doté d’une ambition trop visible à son goût. Ils avaient beau être dans la même classe, ils ne s’étaient jamais vraiment parlés. Ils vivaient sur deux planètes différentes, en cohabitation depuis la seconde. Que peut-il bien lui vouloir après toutes ces années ? Elle ne se souvient pas avoir enregistré son contact. D’une voix sérieuse, il lui a demandé ce qu’elle faisait le lendemain à 9h. Si elle était prise, il serait bien de décommander. Le Premier Ministre a besoin de son expertise.
Des pas pressés s’approchent dans un concert de gémissements du parquet. Alix range son livre dans son sac à dos, réajuste ses lunettes sur son nez et saisit sa veste, prête à suivre l’homme qui va l’embarquer dans une étonnante recherche au cours des mois à venir.
Mathias Perthuis ouvre la porte, traverse la pièce et lui tend la main, ostentatoirement formel devant l’huissier.
– Merci d’avoir répondu. Tu vas voir, ce n’est pas banal. Tu me suis ?
Un dédale de couloirs mène au bureau de Mathias. La pièce a beau pouvoir contenir l’ensemble de l’appartement d’Alix, elle est moins grande qu’elle ne l’imaginait. A côté de l’écran de son ordinateur, trône la toupie en bois que Mathias faisait déjà tourner continuellement sur sa table au lycée.
– Tu veux un café ?
– Un thé si tu as, merci. Vert, s’il te plait.
– Oui, alors… Voilà le sachet et la tasse. Le temps que l’eau bout je t’explique rapidement la situation ?
– Oui, volontiers. Comme ça je pourrais expliquer au directeur de l’Institut pourquoi je n’étais pas à la réunion du Comité d’éthique ce matin.
– Amine Berrada est au courant. Par contre tout ce qu’on se dit ce matin doit rester confidentiel. Tu n’auras qu’à dire à tes collègues que le Ministère de la Santé a besoin de toi sur la prochaine réforme de l’assurance maladie.
– D’accord et donc qu’est-ce que je fais chez le Premier Ministre ?
La bouilloire interrompt la discussion. Mathias verse l’eau puis pousse une pochette cartonnée vers Alix. Il saisit la toupie qu’il fait tournoyer entre ses doigts en parlant.
– Voici tous les éléments du dossier Oculus pour lequel tu es là aujourd’hui. Tu le sais sans doute déjà, je suis Conseiller Spécial du Premier Ministre aux Affaires Sanitaires. Je suis donc amené à gérer certaines crises discrètement avec le Ministère.
– Oculus ?
– Oui, les gens ont la vue qui baisse.
– Le vieillissement de la population ?
– Non, ça touche toutes les tranches d’âge sans distinction. Nous avons constaté une hausse considérable des rendez-vous chez les ophtalmologues. Le nombre de prescriptions d’appareils correctifs a explosé… au point de faire craindre une progression incontrôlée des dépenses des mutuelles.
– Du jour au lendemain ?
– Le 16 janvier pour être exact. Ce jour-là l’ensemble des praticiens ont vu leur agenda se remplir pour les six mois à venir.
– Ce n’était pas déjà le cas ?
– Dans certaines zones denses en patients ou peu pourvues en médecins, c’est vrai. Là, c’est généralisé. Les gens sont prêts à faire des heures de voiture pour consulter.
– Si tout le monde est concerné, comment se fait-il que tu ne portes pas de lunettes ?
– J’ai opté pour les lentilles. J’ai eu la clairvoyance de prendre un rendez-vous dès janvier.
– Bien sûr…
Ce ton arrogant l’exaspère, inchangé malgré les douze ans écoulés depuis le lycée. Cette histoire est néanmoins curieuse. Sa vue a bel et bien baissé depuis janvier. Mais comme elle a passé beaucoup de temps à relire des rapports imprimés en Times 10, elle se disait que ses dioptries reviendraient passée cette période de recherche intense.
– J’ai un peu de mal à croire à cette histoire.
– Les chiffres parlent d’eux même, dit Mathias en tapotant de l’index la pochette cartonnée. Je te laisse les consulter pour t’en convaincre.
Alix soulève la couverture de la pochette du bout des doigts. Sur la première page est marquée à l’encre rouge « Secret défense ». Alix se penche, tourne une deuxième page. Un document de l’Armée de l’Air présente les résultats du test ophtalmologique des aspirants pilotes daté du 16 janvier. Pas un n’a réussi. Alix lève un sourcil interrogateur.
– Oui, le 16 janvier tous les pilotes dont on devait s’assurer qu’ils voyaient bien à 10/10 voyaient flou. Ils ont tous été recalés. Et ça s’est reproduit les jours suivants. L’Armée a donc testé ses pilotes actuels. Eux aussi voient flou. C’est devenu un problème de sécurité nationale comme tu peux l’imaginer.
– L’alerte lancée par des ophtalmologues et l’Armée de l’Air, on aura tout vu, s’esclaffe Alix.
– C’est très sérieux, réplique Mathias sanglé dans la gravité du devoir.
– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi je suis ici ? riposte Alix sèchement.
– Tu es médecin, biologiste et spécialiste de l’œil. Ces données ne t’intriguent pas ?
– Si, évidemment. Mais pourquoi moi ?
– Parce que tu as écrit une thèse sur l’influence de l’environnement dans la dégénérescence de la cornée, que tu as fait de brillantes études, que tu es la plus jeune membre du Comité d’éthique d’un institut spécialisé dans l’étude de l’œil de renommé internationale et que tu étais la plus persévérante au lycée. Et je crois pouvoir te faire confiance.
Un tel déluge de compliments déstabilise Alix un instant. Il l’a donc observée depuis sa planète. Mathias pose la toupie avec laquelle il joue depuis le début de l’entretien, et croise les mains sur le bureau, sans doute pour accentuer sa dernière tirade, observe Alix.
– Vous avez déjà des hypothèses ? se reprend Alix.
– Oui, enfin, on a été voir ce que l’Organisation Mondiale de la Santé énonce comme causes de déficience visuelle.
Mathias sort un papier d’une pile et commence à lire.
– Cataracte, dégénérescence maculaire liée à l’âge, glaucome, rétinopathie diabétique, opacification cornéenne, trachome. De là à dire que nous sommes en mesure de diagnostiquer quelle cause peut toucher l’ensemble de la population d’un coup… C’est là que tu interviens. Ta mission consiste à élucider la cause de cette crise sanitaire et à trouver un traitement. Le tout dans des délais courts comme tu peux l’imaginer.
– J’ai besoin de réfléchir. Tu as besoin d’une réponse quand ?
– Je t’appelle demain matin.
*
Sur le chemin du retour, Alix fait une halte chez l’opticien qui l’a fournie en lunettes depuis l’âge de trois ans. Elle affectionne ce magasin aux pierres apparentes, aux profonds fauteuils de cuir, aux étagères en bois soutenant des lunettes de toutes les formes et de toutes les couleurs. Le plaisir de voir net reste associé à ce magasin. Quel bonheur de chausser ces premières lunettes qui lui avaient révélé un monde non flou.
Le magasin bourdonne d’activité. La clochette de l’entrée ne cesse de tinter. Les étagères d’habitude si remplies laissent voir la pierre des murs. L’opticien vient à sa rencontre, un sourire jusque dans les yeux.
– Alix Duffet ! Que me vaut cette visite ? Une nouvelle paire de lunettes ?
– J’en aurais sans doute besoin ! Mais ce n’est pas la raison de ma visite cette fois-ci. Juste une visite de courtoisie, et puis par curiosité pour de nouveaux modèles.
– Ah ça aurait été avec plaisir, mais ces dernières semaines ont été folles. Les gens ont la vue qui baisse on dirait, le magasin ne désemplit pas ! Nous n’avons même pas eu le temps de regarder les nouvelles collections. Je vous laisse regarder, mais comme vous le voyez, nous avons été quelque peu dévalisés.
– Et cela dure depuis combien de temps ?
– Oh, je dirais un mois, à peu de chose près. Je vous laisse jeter un œil ?
– Non, je ne vous dérange pas plus. Je repasserai quand ça se sera calmé. Merci.
L’opticien lui a à peine souhaitée une bonne journée, qu’il est alpagué par un client. L’histoire de Mathias semble se confirmer.