Alix a mauvaise mine, les yeux cernés, le teint pâle, les cheveux en vrac. Elle a encore tenté toutes les positions imaginables cette nuit, sans trouver le sommeil. Malgré les encouragements d’Amine, Alix ne trouve pas la motivation de travailler cet après-midi. Elle ne sait plus par quoi recommencer. Elle décide de rentrer, plutôt que de tourner en rond et d’embêter ses collègues avec ses crises existentielles.
Mathias ne l’a pas appelée ce matin. Elle a juste reçu un texto de sa part à 7h30 lui signalant la fin de sa mission avec le gouvernement. Froid. Elle n’a même pas réussi à s’insurger contre le manque de considération du procédé. Le Directeur de l’Institut commence à réfléchir à un communiqué de presse pour conclure la période avec un minimum de grâce.
Elle rassemble ses affaires. Elle a réintégré son bureau et son laboratoire est devenue d’un commun accord du Comité d’éthique, une salle commune, pour conduire des projets pluridisciplinaires. Elle va pouvoir se concentrer sur tous les projets qu’elle voulait proposer dans le cadre du Comité d’éthique, comme essayait de la motiver Amine. Avant le 18 février, elle voulait mener une réflexion sur le rôle du patient dans la prise de décision médicale avec toutes les parties prenantes, médecins, patient, familles, chercheurs, infirmières, secrétaires médicales. Elle réfléchissait aussi à la place que la société civile pourrait avoir dans les choix d’orientation de la recherche des Quinze-Vingts. Mais l’ampleur de la tâche la paralyse aujourd’hui. Elle n’est pas prête. Elle n’a pas encore fait le deuil d’Oculus. Plus tard.
Elle sort de leur étui profilé les lentilles d’Edouard. Celles-ci sont restées quelques jours sur l’étagère de sa salle de bain avant qu’elle ne cède à la tentation de les utiliser. Chaque jour, en se brossant les dents elle revoyait ainsi le regard perturbant d’Edouard. Il y a quatre jours, après avoir s’être lavé les dents, elle a saisi la boîte, juste pour essayer, juste pour voir. Elle s’est longuement regardée dans le miroir afin de vérifier que son regard n’était pas devenu aussi dérangeant que celui des employés d’EyeVision. Une ombre métallisée cercle son iris bleue, sa pupille lui semble plus large que d’habitude. Il s’agit sans doute de l’endroit où se cache la caméra miniaturisée.
Le miroir lui a renvoyée une image flatteuse d’elle-même, comme si elle s’était maquillée. Elle a ôté les lentilles pour retrouver son reflet pâle et fatigué. La caméra ne restitue donc pas une image inaltérée. Au contraire, un filtre est appliqué, comme si le monde entier était passé à travers le traitement d’images des photos toujours parfaitement éclairées des réseaux sociaux. Un monde artificiellement embelli. Edouard ne s’en était pas vanté. Alix imagine que l’addition du filtre est un outil de fidélisation des clients qui préfèrent dès qu’ils l’ont testé voir le monde sous des lumières plus flatteuses. Depuis la mention à demi-mots du Président, la cotation d’EyeVision a explosé. Les gens ont fait des prêts bancaires pour s’en procurer.
Elle s’est résolue à utiliser ses lentilles à des fins pratiques exclusivement. Elle ne laissera pas sa vision du monde être « révolutionnée » contre son gré par des génies de la technologie. Elle les porte seulement pour faciliter ses déplacements à vélo.
Une fois dans les toilettes de l’Institut, elle ouvre l’étui pour les mettre face au miroir. La lumière blafarde du plafonnier ne se trouve pas modifiée comme les jours précédents. Elle ne parvient pas à distinguer les lettres du panneau d’affichage punaisé sur la porte derrière elle, impossible de déchiffrer les règles d’hygiène du laboratoire. Pourtant elle a chargé ses lentilles la nuit dernière et ce matin elles fonctionnaient. Sans doute un bug momentané qui se corrigera avec le temps, espère-t-elle. Elle relira la notice d’utilisation laissée à la maison.
Alix descend récupérer son vélo et se met à pédaler. Le bug persiste. Elle ne voit rien, du flou, des masses indistinctes, des mouvements d’ombres. Elle s’est si vite habituée à voir à nouveau que la situation la panique, comme si d’un coup quelqu’un avait éteint la lumière. Alix pose un pied par terre manquant d’assurance et pousse son vélo jusqu’au bâtiment le plus proche. Elle respire à grandes goulées pour calmer la vague qu’elle sent monter en elle. Des larmes perlent au bord des yeux. Elle enlève les lentilles et s’écroule. Elle ne voit plus rien, ni le monde autour d’elle, ni de solution à cette crise qui la touche comme tous les autres. Ces dernières semaines toutes ses certitudes ont volé en éclats. Le monde qu’elle s’attachait à décrire, à comprendre par l’étude de l’œil lui est imperméable, incompréhensible, inhospitalier. Alors à quoi bon ? A quoi bon ? Elle se laisse tomber le long du mur, cédant à l’angoisse qu’elle refoulait depuis des semaines, en s’immergeant dans le travail. Et s’il n’y avait vraiment pas de solution ? Et si elle était condamnée à ne plus voir le monde pour toujours ? Il y a tant de choses qu’elle rêve de voir.
Une main se pose sur son épaule. Une grand-mère pliée en deux la surplombe. Elle s’appuie sur une canne pour assurer sa stabilité. Elle approche son visage et Alix y distingue un sourire.
– Quel gros chagrin vous submerge mademoiselle ?
– Je… Je ne vois plus, hoquète Alix.
– Ah bienvenue dans le club ma chère ! Cela fait dix ans que je porte des culs de bouteille sur le bout du nez et que je n’ai de cesse de les égarer. On s’habitue à tout.
– Mais… mais, vous êtes plus…
– Vieille ? Oui, je suis vieille, cela aurait dû vous arriver plus tard, mais que voulez-vous y faire ? Reprenez donc courage et dormez un peu, je crois apercevoir de grands cernes.
– Oui j’imagine que je manque de sommeil, d’autant plus s’il porte conseil.
– C’est ce qu’on dit.
– Merci madame. Et désolée pour…
– M’avoir dérangée dans ma vie trépidante de retraitée bigleuse. Oui, certes. Tâchez de passer une bonne soirée.
– Bonne soirée.
La vieille dame s’éloigne doucement, à pas menus mais décidés dans un brouillard comparable à celui d’Alix. Cette apparition remet en selle Alix, métaphoriquement du moins car elle se contente de pousser son vélo précautionneusement.
*
Alix a fini par arriver chez elle. Blottie sous une couette, une tasse de thé à la main, Alix oscille sur un fil. Elle n’était pas prête pour un tel bouleversement. La pression de la mission que Mathias lui avait confiée avant de lui retirer a été salutaire. Ses propres angoisses sur ses choix de carrière étaient passées au second plan. Elles atteignent enfin la surface. Elle est découragée. Elle ne peut plus, elle ne voit plus. Elle repense aux paroles de la passante. Pour la vieille dame l’ajustement au flou ambiant est probablement plus facile, cela fait dix ans qu’elle n’y voit goutte selon ses dires. Ce fatalisme résolu est propre à son âge, se dit-elle. La grand-mère d’Alix tenait des discours similaires à la fin de sa vie. Mais comment s’y résoudre à son âge ? Cela semble injuste, prématuré, soudain. « Que voulez-vous y faire ? » lui a-t-elle demandée. Alix laisse cette phrase en suspens. Oui, que veut-elle faire ? C’est effectivement la question à se poser. Retourner à ses tâches et à au travail qu’elle s’est choisi, ou mettre son expérience au service de la résolution du Grand Flou ? Elle se rend compte qu’elle est trop impliquée pour renoncer maintenant à mener sa mission à son terme. Alix se redresse. Non, elle ne va pas laisser tomber. Elle a une mission, non plus pour le gouvernement mais pour ses concitoyens.
Elle s’installe devant son ordinateur. Elle a en tête son hypothèse de l’horloge rétinienne perturbée. Si la quantité de lumière perçue par l’œil a été modifiée, qu’est-ce qui peut l’expliquer ? Une altération de l’air que traverse la lumière avant de parvenir à la rétine ? Elle tape dans son moteur de recherche « explication de la modification de la densité de l’air ». Elle ouvre un nouvel onglet. Elle cherche s’il y a un lien avec l’activité solaire. Elle descend sur la page, celle-ci est constellée des mêmes carrés et rectangles blancs. Elle réalise que ce sont tous les endroits où devraient se charger des images. Elle vérifie sa connexion internet, pas de problème de ce côté. F5, elle recharge la page. Le problème persiste.
Elle passe à la section recherche d’images de son navigateur et tape le mot « soleil ». Une myriade de blocs blancs a pris la place des images du soleil. Elle ouvre son compte personnel de photos qu’elle a archivées en ligne. Ne subsistent que des rectangles blancs verticaux et horizontaux. D’un geste brusque, Alix se lève. Que s’est-il passé ? Où sont passées les photos ? Quel est ce bug d’internet ? Est-ce localisé ? Elle cherche fébrilement son téléphone portable et se connecte à son stockage de photos. Il n’y a plus rien. Soufflée, elle s’assied lentement sur son canapé, le téléphone toujours à la main. Elle appuie sur la télécommande de sa télévision. La journaliste en plateau est filmée devant un fond vert sur lequel aucune image n’est incrustée.
– Mesdames, messieurs, bonsoir. Un journal un peu particulier ce soir. Suite à un problème technique, nous ne sommes pas en mesure de vous accueillir dans notre décor habituel. Vous avez donc à cette occasion un aperçu des coulisses de votre journal télévisé. En effet, une panne généralisée des systèmes de stockage d’images s’est avérée toucher l’ensemble des pays du globe. Nous n’avons pas encore de certitude quant à la cause de cette panne, mais nous vous tiendrons informer dès que nous en saurons plus. Notre envoyée spéciale en direct de San Francisco s’est rendue pour nous dans la Sillicon Valley afin de comprendre comment le stockage des serveurs des géants du numérique ont pu faire défaut.
Alix laisse l’envoyée spéciale étaler ses conjectures sans réponse devant son canapé déserté, et va pêcher au fond d’un tiroir de câbles et de clefs USB, son disque dur externe. Elle le branche à son ordinateur et clique sur le dossier « Sauvegarde photos ». Ses épaules se relâchent. Elle pousse un long soupir de soulagement. Ses souvenirs sont intacts. Elle passera les imprimer pour en faire des albums photos papier, sait-on jamais…