Son portable vibre sur la table ronde de la cafétéria. Alix ne décroche pas, son regard vissé à l’écran de son ordinateur. Cinq appels depuis midi. Julien a de nouvelles questions, lui dit-il sur sa messagerie, il voudrait poursuivre leur discussion. Leur dernière a laissé un goût amer à Alix, qu’elle ne s’explique pas. Le téléphone vibre à nouveau. La fréquence des appels se resserre. Simon installé à côté d’elle soupire bruyamment.
– Bon, Alix, tu décroches ou j’éteins ton portable !
– Ok, ok, je le mets en silencieux, dit Alix sans esquisser un geste.
Une jeune femme survoltée vient se planter à côté de leur table dans la cafétéria déserte.
– Bonjour ! Je cherche Alix Duffet, on m’a dit que je la trouverai ici.
– Oui, c’est moi, dit Alix en lâchant enfin son écran.
– C’est toi qui gère la mission Oculus ?
– Euh oui, gérais. Je ne suis plus dessus.
– Ah, ok, la jeune femme marque une hésitation avant de reprendre avec autant d’entrain qu’auparavant. J’ai trouvé une solution au problème de vue de la population. Tu connais le principe du biomimétisme ? S’inspirer du vivant pour en tirer des applications technologiques ?
– Oui, je connais le principe, répond patiemment Alix. Mais tu ne nous as pas dit qui tu étais.
– Oh, oui, désolée, je suis tellement contente de t’avoir trouvée que j’en oublie mes bonnes manières. Mathilde Léautry, je suis enseignante chercheuse en école d’ingénieurs.
Alix présente Simon, comme membre émérite d’Oculus. Mathilde lui serre la main, une seconde perturbée par la quantité d’yeux qui la fixent depuis la chemise de Simon, avant de tirer une chaise et s’asseoir avec eux. Même assise, son excitation est palpable. Elle ne tient pas en place, elle s’agite, impatiente de dévoiler ce qu’elle est venue présenter à Alix.
– Dis-moi, propose Alix, une tasse de thé en main.
– J’ai trouvé une nouvelle façon d’imiter les ultrasons des chauves-souris !
– D’accord, mais ça n’existe pas déjà ? demande-t-elle avec précaution.
– Si, il y a déjà eu des tentatives de création de robots, de capteurs intelligents. Là ce que j’ai développé avec mon équipe, c’est un dispositif qui permet de voir à nouveau, sans lunettes. Tu veux que je te fasse une démonstration ? Tu as l’air sceptique…
– Non, intriguée, j’essaie d’imaginer comment ça pourrait marcher. Ton dispositif envoie un signal ultrason autour de la personne. Le signal butte sur un obstacle et revient. Ton dispositif te permet de calculer la distance à l’obstacle.
– Bien plus que ça, ça permet de recomposer un monde en relief !
– Mais chez une chauve-souris le traitement est fait par le cerveau de l’animal. Comment tu fais ?
– C’est la partie la plus folle…
Le téléphone d’Alix sonne à nouveau. Simon roule des yeux. Alix ne l’a pas éteint tout à l’heure. Elle s’excuse et vérifie rapidement l’écran avant de le mettre en silencieux. Ô surprise, ce n’est pas Julien. Elle décroche.
– Mathias ?
– Alix, tu as la télévision allumée ?
– Non je suis à l’Institut. Je peux te rappeler plus tard ?
– Non, tu ne peux pas. Tu m’expliques la source anonyme de la communauté scientifique que Julien Corbale vient de citer à la télévision ? N’essaye même pas de te dédouaner cette fois, vu les informations, ça ne peut venir que de toi ! Mais tu pensais à quoi ?
– Non, mais attends, je peux t’expliquer, réplique Alix en se levant. Oui je suis allée le voir…
– Quoi ? Tu ne t’es même pas faite piéger, tu y es allée de ton plein gré !
– Si je me suis faite piéger, je voulais diffuser une nouvelle hypothèse, mais il ne m’a pas écouté et à la place il m’a posé toutes ses questions inintéressantes, je n’ai pas compris ! se justifie-t-elle en déambulant entre les tables de la cafétéria. Si je t’ai fait du tort c’était bien contre mon gré !
– Mais que tu es naïve, c’est un journaliste ! Bien sûr que face à une telle aubaine, il allait en profiter, c’est son boulot !
– Mais écoute moi, j’ai une nouvelle piste, annonce-t-elle en s’arrêtant, c’est plutôt ça la bonne nouvelle, non ?
– Je ne veux plus t’entendre.
– Et si le monde était flou ? lance Alix à la volée.
– Bonne journée.
Mathias raccroche sans même lui laisser l’occasion de s’expliquer, sans vouloir comprendre. Elle sait qu’il est inutile de le rappeler pour tenter d’avoir une vraie discussion. Il ne répondra pas. Il ne l’écoutera pas.
Voilà l’explication de ce goût amer qu’elle éprouve depuis son entrevue avec Julien : un avant-gout de trahison. A chaque vibration de son téléphone, elle éprouvait un pincement de culpabilité qui l’empêchait de répondre à Julien.
Alix se tourne vers son collègue. Simon a compris. Alix va récupérer son thé et sirote le liquide tiède pour dénouer sa gorge.
– Ça va Alix ? lui demande Mathilde qui n’a pas suivi ce qui vient de se passer.
– Bon, il semblerait que le contact soit définitivement rompu avec la personne en charge d’Oculus au gouvernement. Même si je pense que votre idée est ingénieuse, je ne vais pas vous être d’une grande aide, au contraire je crains que tout projet qui me soit associé ne soit pas bien reçu.
– Oh, vous ne voulez pas que je vous fasse la démonstration quand même ?
– Si, bien sûr, se reprend Alix en se raclant la gorge. Curieuse de voir comment vous avez résolu l’interaction entre votre dispositif et le cerveau humain.
Mathilde reprend de plus belle son explication et lui propose de tester le dispositif. Outre l’intérêt du procédé, cela lui offre une distraction salutaire.
*
Simon a organisé une soirée surprise pour toute l’équipe Oculus dans un bar de la rue de la Lappe, à côté de l’Institut. Tout le monde a répondu présent, en souvenir du mois d’enquête passé ensemble. Les montées d’adrénaline ne sont pas si fréquentes dans leur vie de chercheurs, où la patience et la persévérance sont des qualités clefs pour des découvertes qui peuvent prendre des années. Cette période a représenté une parenthèse euphorisante bien que stressante. Ils ont tous eu l’impression de vivre un moment charnière pendant lequel ils avaient la capacité collectivement d’influer sur le monde. Depuis qu’Oculus a été dissout sans sortie de crise véritable, le moral est en berne. Ils sont retournés à leur ancien rythme, à leurs recherches, toujours aussi porteuses d’avancées scientifiques et médicales, mais beaucoup moins au cœur de l’actualité. Amine s’est donc joint à eux et se réjouit de l’initiative pour remobiliser l’équipe qui commence à avoir une influence négative sur l’ensemble des chercheurs de l’Institut.
Simon les accueille, les bras grands ouverts, vêtu d’une chemise de circonstance, ornée d’instruments de musique. Le bar s’est spécialisé dans les blind tests depuis l’annonce présidentielle du 15 mars, sans doute plus inoffensif que les jeux de fléchettes.
– Merci Simon d’organiser ça, le félicite Amine, excellente initiative. Par contre je ne vais sans doute pas pouvoir rester longtemps.
– Aucun souci ! le rassure Simon, en lui indiquant la table réservée « 15-20 ». Ça fait plaisir de vous voir hors des murs blancs d’un laboratoire !
– Ah super ! s’écrit Adélaïde, la généticienne spécialisée dans l’étude de la DMLA, on va pouvoir vous posez plein de questions !
– Laisse-le s’installer, proteste Stéphane. J’offre la première tournée. Qui veut quoi ? Alix, un thé ?
– Ah non, cette fois-ci ce sera une pinte !
Ils s’installent autour d’une longue tablée sur laquelle sont disposés des crayons à papier et des feuilles de marque pour noter les chansons. Le blind test démarre dans une ambiance survoltée. Elif, Louis, Nathanaël, Maud, Guneet et Lucy ont constitué leur propre équipe, « les Oculus PhD » et devinent coup sur coup les chansons. Quelques notes de piano suivi de « at first I was afraid » et ils bondissent : I will survive !
– Il me manque le nom de l’artiste pour valider le point, demande l’animateur.
– Gloria Gaynor ! s’exclame Amine, avant de rougir jusqu’aux oreilles.
Amine est d’un naturel discret. Il a œuvré en coulisses pour arrondir les angles médiatiques de la crise Oculus. L’image des Quinze-Vingts n’en est pas sortie écornée, bien au contraire. La couverture journalistique du colloque Oculus a permis de révéler l’Institut comme centre de coopération scientifique et médicale internationale sous le patronage de l’OMS. Les médecins de l’Hôpital collectent désormais les données de pertes de dioptrie du monde entier. Leurs statistiques font référence dans le monde entier et la presse se base sur cet étalon. Pour le moment, on semble avoir atteint un plateau à -5 dioptries.Vous n’allez pas me croire, annonce Simon en revenant des toilettes. A la table du fond j’ai entendu un type expliquer droit dans ses bottes ce qu’était le puctum remotum !
– Alors ? demande Stéphane.
– La distance où un œil voit net et sans effort d’accommodation !
– Tout juste, toute la population est devenue experte en ophtalmologie.
– Au point que le barman m’a assurée que la chirurgie laser allait tous nous sauver… nuance Alix. Il y passe dans une semaine, m’a-t-il dit.
– J’espère que son chirurgien a de bonnes focales ! s’esclaffe Simon.
– Tous des taupes ! renchérit Alix le point levé, en imitant la manifestante de la semaine dernière.
– On devrait changer toutes les emblèmes nationaux, adieu le coq, bonjour la taupe. Enfin un signe de ralliement universel !
– Ou la chauve-souris, complète Simon, en faisant un clin d’œil à Alix.