Comme Mathias insistait sur sa liste OMS de maladies, Alix a missionné des doctorants sur le sujet. Elle les a empruntés pour « raison d’Etat » à des collègues habilités à diriger la recherche, comme on dit dans le jargon. Leurs directeurs de thèse ont bien voulu les libérer pour deux semaines, le temps de mener à bien la mission, s’ils l’acceptent. Elle ne fait plus partie de l’équipe de chercheurs de l’Institut depuis trois mois. Elle a replongé seulement pour la mission Oculus, mettant entre parenthèse ses nouvelles fonctions au Comité d’éthique des Quinze-Vingts. Elle avait pour projet de réfléchir au rôle du patient à l’hôpital et au rapport entre science et société. Cela attendra.
Alix est interrompue dans ses regrets par les gros bouillons de l’eau pour son thé. Elle écoute d’une oreille distraite la radio. Une humoriste entame sa chronique. Alix verse l’eau sur sa boule à thé.
Le monde est devenu fou… ou flou ! En tous cas pour Franck, agriculteur à Migné-Auxances, la route n’était plus très nette lundi après-midi, quand il a épandu son fumier un peu sur son champ… et beaucoup sur la route départementale ! A croire qu’il voulait emmerder les Mignanxois. D’après Ouest-France, l’agriculteur a agi sans préméditation… mais avec maladresse ! Un problème de direction de son tracteur, assure-t-il. Mais de là à louper son champ… C’est les taupes de Franck qui se marrent ! D’autant qu’il a aussi arrosé la file de voitures de collection qui se rendaient à un rassemblement d’anciennes dans le village voisin. Un show un peu différent les attendait, un remake odorant de la marée noire de 1999 ! Des Bugatti, des Porsche, des Ferrari engluées au sol, leurs ailes couvertes de goudron, pardon, de fumier. Un retour bien ironique à la nature. A croire que tout le monde devient miro dans la région de Poitiers. Bientôt ils imiteront les taupes et s’orienteront à l’odorat, encore le meilleur moyen pour repérer les marées de fumier !
Le flou a atteint les médias. Elle se demande si Mathias écoute la radio à cette heure-là ou s’il est déjà en train d’arpenter les couloirs de Matignon. Louis, un des doctorants missionnés sur Oculus, fait coulisser la porte qui sépare son bureau du laboratoire, comme à contre cœur. Elle coupe la radio.
Louis étudie la cataracte pour examiner les influences de l’environnement sur l’opacification du cristallin, une des maladies de la liste OMS. Celles-ci touchent toutes des populations âgées de cinquante ans ou plus. Son hypothèse tend à dire que, du fait de nos cadres de vie, elles se sont propagées à l’ensemble des tranches d’âge. A moins que l’ensemble de la population ait soudain commencé à absorber des litres d’alcool, à ingurgiter du sucre à en devenir diabétique ou à s’exposer au soleil de midi en continu, le développement d’une cataracte à l’échelle de la France est improbable en-dessous d’un certain âge. Mais le jeune doctorant s’est néanmoins appliqué à aller interroger des nutritionnistes : ont-ils constaté un afflux de consultations suite à des comportements excessifs ?
Alix s’attend à une invalidation de son hypothèse un peu décalée, mais elle trouve la gêne du doctorant adorable.
– Dis Louis, comment ça s’est passé avec les nutritionnistes que je t’avais indiqués ?
– Ah, oui, alors, eh bien, non, non pas de comportements excessifs enregistrés. Enfin pas plus qu’à la normale. Donc tout est normal en fait.
– Donc pas de cas de cataracte enfantine à garder sous le radar ?
– Non, mais ça aurait fait un sacré papier !
– Certes, mais dommageable pour les patients tout de même, répond Alix.
– Oui, bien sûr, approuve Louis en rosissant des joues jusqu’au front. Tout de même, la recherche avance, et dans quelques mois, ou plutôt années, on trouvera peut-être un lien clair entre un aliment commercialisé en janvier pour la première fois et la cataracte…
– Il n’y a plus qu’à alors, sourit Alix face à l’innocence du jeune chercheur, tu peux retourner à ton projet de thèse. Merci pour ta contribution, on avance !
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Dans l’après-midi, une autre chercheuse de l’Institut de la Vision, Adélaïde, une généticienne vient infirmer une autre hypothèse. La seule raison d’une dégénérescence maculaire liée à l’âge, ou DMLA, qui ne serait soudain plus liée à l’âge pour toucher toute la population, réside dans les gènes. Mais il faudrait que toute l’espèce ait connu une mutation génétique au même moment. Autant dire que la probabilité est infime, digne d’un ouvrage de science-fiction. Alix est d’autant plus désappointée que cette maladie dans ses symptômes pouvait expliquer la crise. Les gens se plaignaient de ne plus voir leur environnement aussi précisément et d’être incommodés. Les ophtalmologues, débordés par l’afflux de patients et ne pouvant plus leur accorder que 10 minutes, auraient pu aisément être induits en erreur par les formulations employées par les patients. Le symptôme clef de la DMLA est une distorsion des lignes droites. Malgré les campagnes du Ministère de la Santé, la maladie reste peu connue du grand public en comparaison de la myopie. Alix doit toutefois reconnaître avoir péché par optimisme sur cette hypothèse.