Alix a peu dormi. Elle a surtout exploré tous les recoins de son lit. Son cerveau en ébullition ne lui a pas laissé un moment de répit. Automatiquement, son esprit se rallumait. Une nouvelle idée. Une nouvelle piste. Une nouvelle explication. Elle s’est réveillée tard, sans être reposée. Il faut qu’elle écrive, qu’elle pose les hypothèses sur le papier et qu’elle procède systématiquement, sinon elle sait que l’insomnie ne la quittera plus.
Face à sa bouilloire, elle réalise que son cerveau, cette nuit, a pris la décision pour elle. Pourtant elle n’est pas encore convaincue par les éléments que Mathias lui a présentés hier. Des histoires de pilote de l’air miros et d’ophtalmologues surdemandés ne constituent pas des preuves scientifiques. Elle a lu avant de se coucher le contenu de la pochette cartonnée. Cette hausse de la demande recensée chez les ophtalmologues pourrait s’expliquer par un changement législatif. Une loi vient de modifier le remboursement des verres de lunette. Le texte est si complexe, que rares sont ceux qui en comprennent la teneur. Les gens ont peut-être en masse décidé de s’appareiller avant sa mise en application. Ou alors une campagne de prévention santé aura porté ses fruits. Il faudrait qu’elle cesse de zapper à l’arrivée des publicités pour en être certaine. Les questions et hypothèses tourbillonnent à nouveau. Alix soupire. Sa curiosité a pris le dessus, elle doit mener cette mission à bien.
Quelle justification va-t-elle trouver pour ses collègues, pour sa famille ? Elle improvisera. Elle les a habitués à des altérations de carrière abruptes. Elle pourrait leur dire qu’elle est devenue espionne sans que cela ne les surprenne. Alix est la seule de sa promo à avoir fait une année blanche entre l’externat et l’internat, pour s’inscrire en philosophie des sciences. Elle a ensuite découvert la recherche pendant son internat à l’hôpital des Quinze-Vingts. Elle est donc devenue Docteure en Médecine et Docteure en Sciences, le tout en faisant des allers-retours entre l’hôpital et l’Institut de la Vision, le centre hébergé au sein des Quinze-Vingts. Et puis, il y a trois mois, le Directeur de l’Institut lui a proposé de rejoindre le Comité d’éthique du centre. Bien sûr, elle a dit oui. Elle a dû renoncer à son laboratoire, mais elle a renoué avec les réflexions métaphysiques de son année de philo.
Aujourd’hui elle veut passer à l’hôpital des Quinze-Vingts pour voir des patients et se faire de premières convictions avant le coup de téléphone de Mathias. Elle sait que son instinct confirmera ou infirmera rapidement la pochette cartonnée. Elle reste intuitive malgré des années de rationalisme cartésien. Elle risque de vivre Oculus jour et nuit pendant les prochains jours, semaines ou mois, qui sait. Elle doit se faire une idée de ce qu’il se passe vraiment, voir le terrain, dresser le constat de ses propres yeux.
Alix passe la porte des urgences du centre hospitalier national d’ophtalmologie, autrement dit l’hôpital des Quinze-Vingts. Le nom de l’hôpital a beaucoup joué dans son choix de carrière. Il y avait quelque chose d’énigmatique, comme s’il fallait en être pour décrypter le code. Depuis une simple recherche Wikipédia lui a permis d’en apprendre l’origine, mais le romantisme est resté. A chaque fois qu’elle franchit le porche un frisson historique intact la saisit. Plus de quatre siècles d’histoire la séparent de l’emménagement dans l’ancienne caserne du dispensaire qui pouvait à l’origine accueillir quinze vingtaines de lits, soit trois cent aveugles.
La secrétaire lève le nez d’un mouvement automatique à l’ouverture de la porte avant de se replonger dans son dossier pour en ressortir aussitôt. Surprise, elle regarde Alix s’avancer.
– Eh bien Docteure Duffet, cela fait longtemps que nous ne vous avions pas vue ! On avait peur que vous soyez restée coincée au laboratoire !
– Oh n’exagérez pas, je passe encore de temps en temps quand même.
– Oui, mais on vous avait adoptée pendant votre internat. Bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
– J’ai appelé hier le nouveau chef de service et il m’a dit qu’il était en flux tendu avec l’arrêt maladie d’Agnès, alors je lui ai proposé de le dépanner au moins une journée.
– Aah, donc le grand retour ! Vous connaissez le chemin, pas vrai ?
– Je devrais y arriver. Madeleine, on tente de prendre le café à midi ?
– Avec plaisir, comme toujours.
Alix retrouve les couloirs tant arpentés. Elle s’installe pour une journée chronométrée mais qui lui permettra sans doute de mesurer plus précisément la crise en cours, si crise il y a effectivement. Elle sort un grand cahier dans lequel elle a fait un tableau pour récolter quelques statistiques : symptômes, durée, âge, sexe, antécédents, cadre de vie. Un premier échantillon, pas représentatif de la population française, mais suffisant pour se faire une première idée du phénomène. Son téléphone sonne. Elle répond d’un message à Mathias : je te rappelle ce soir. Elle se lève chercher le premier patient.
*
Alix retrouve Madeleine dans le réfectoire de l’hôpital. Elle a déjà avalé son sandwich devant son cahier, à relire et synthétiser ses notes.
– Alors, comment ça va ? Quelles sont les nouvelles des urgences ? lance Alix, en s’installant en face d’elle.
– Oh c’est un peu comme toujours, on court, on court, mais les gens sont toujours aussi nombreux !
– Ah oui ?
– C’est très gentil à vous de venir faire ce remplacement en tout cas, dit Madeleine en avalant une gorgée de café, parce qu’en ce moment, il y a tellement de gens, avec un médecin en moins on aurait été submergé !
– Vous avez plus de patients qu’à la normale alors ?
– Oui, c’est l’informaticien qui nous a montré le graphique des entrées en début de semaine. Il avait peur que ce soit un bug informatique, mais non.
– Depuis quand avez-vous constaté la hausse ?
– Je dirais un peu moins d’un mois. Mais vous êtes bien curieuse ?
– Oh vous me connaissez, hein, toujours à poser des questions.
– Ça c’est vrai, quelle machine à questions vous étiez ! J’ai rarement vu un interne aussi inquisiteur !
Le rire d’Alix est coupé par la voix tombée du haut-parleur qui l’appelle aux urgences. Elle salue Madeleine et retrouve la marche à grandes foulées qu’elle adopte dès le passage des portes de l’hôpital. Certains lieux ont le don de vous faire remonter le temps.
*
Confortablement installée sur son canapé, Alix se résout à rappeler Mathias. Les patients qu’elle a vus aujourd’hui ont confirmé ses hypothèses. Elle passe une dernière fois ses notes du jour en revue. Elle ne s’explique pas la diversité des symptômes. Le seul point commun entre toutes les personnes auscultées, son petit échantillon non représentatif, réside dans l’accélération des pertes de capacités oculaires en l’espace de quelques semaines. Absolument tous ont remarqué une variation il y a deux semaines, mais quand elle poursuivait le questionnement, les réponses convergeaient sur le 16 janvier. Ce jour-là, certains ont récupéré les vieilles paires de lunettes qui trainaient dans un placard pour regarder la télévision, d’autres ont souffert d’un gros mal de tête en rentrant des cours, d’autres ont loupé une marche et se retrouvent plâtrés. Une telle coïncidence est difficile à admettre pour un cerveau rationnel.
– Mathias ? Désolée, je sais qu’il est tard.
– Non, non, je suis encore au travail. Vu la situation, je suis joignable à toute heure. Alors ?
– Oui, j’accepte la mission.
– Parfait. Moyens illimités. Tu as besoin de quoi ? réplique Mathias, un vrai modèle d’efficacité. À croire que sa salive est précieuse, sourit Alix.
– Tu as de quoi noter ? La liste est longue, elle inclue certains collègues, l’accès à des bases de données de patients et des équipements que nous n’avons pas à l’Institut.
– J’écoute.
*
Alix regarde sa montre. Il est 23h. Son plan d’attaque est prêt. Le chronomètre est lancé. Elle vient de raccrocher avec le Directeur de l’Institut de la Vision, son chef, Amine Berrada. Elle relit son plan griffonné et raturé. Il faudra le mettre au propre si elle veut partager le travail avec une équipe de collègues. Mais cela attendra demain.
Elle laisse en plan l’ensemble des feuilles A4 étalées soigneusement sur la table basse pour rejoindre son lit. On peut y lire : « Hypothèse : le flou touche tout le monde et d’un coup. Donc la cause du changement doit être soudaine et le facteur doit être commun à toute la population française. »
Elle a noté en-dessous toutes les idées auxquelles elle pouvait penser. A chaque fois elle a tenté de la disqualifier. Si l’idée résiste, elle la garde. Comme aime à le répéter Amine, en science on ne prouve pas ce qui est possible, on prouve que les alternatives sont impossibles. Que fait tout Français indépendamment de son milieu, de son âge, de ses antécédents médicaux ? Il boit de l’eau, respire de l’air, et passe sa vie devant des écrans, répond Alix.
- Myopie généralisée à l’ensemble de la population par l’exposition aux lumières bleues. Vérifier les études existantes sur le sujet, regarder si hausse des ventes d’appareils électroniques en janvier/février, regarder les chiffres de temps passé devant les écrans.
- Pollution de l’eau/air. Tester eau et air à la recherche d’un perturbateur chimique. Inclure des questions environnement pendant auscultations de patients. Faire une recherche dans les prélèvements sanguins.
- Étude de virologie, aller voir Stéphane.
Elle a aussi repris la liste du gouvernement, même si ces maladies sont intrinsèquement individuelles, un changement de régime alimentaire ou une mutation génétique inattendue pourraient élargir la typologie de patients touchés. Alix a noté quelques noms sur sa feuille, Elif, Louis, Maud et Nathanaël, puis elle a rayé les deux derniers.
5. Cataracte, opacification de la cornée. Regarder dans les composés alimentaires ? Alcool ?
6. DMLA, dégénérescence de la macula liée à l’âge étendue à d’autres âges ? Aux moins de 65 ans ?
7. Glaucome, hausse de la pression de l’œil accélérée par un virus ? une bactérie rentrée dans l’œil par l’eau ?
Salut Raphaëlle,
Bravo pour ton roman, tu m’as tenu en haleine. J’ai trouvé le lien sur FB.
Bonne continuation,
Anne-Laure
Bibjouets