28 février – 6ème épisode

Alix a du mal à reconnaître son ancien laboratoire tant il y a de nouveaux équipements : un rétinographe, un OCT ou tomographie en cohérence optique, un biomètre, un champ visuel, un microscope électronique, un bain à ultrasons, des étuves en tout genre, etc. Dans le cadre de la mission, elle a récupéré temporairement le laboratoire qu’elle venait de quitter. A la fin d’Oculus, elle n’occupera plus qu’un bureau, petit mais qu’elle a déjà aménagé. Les rayonnages de la bibliothèque sont lourds de livres et de plantes vertes, la bouilloire trône en bonne place et elle a toujours un change de vêtements dans un tiroir au cas où elle descende de vélo rincée par la pluie. En attendant, ses collègues de la mission Oculus ont hâte que le secret soit levé pour que les équipements reviennent en partage à l’ensemble de l’Institut. Alix a réussi sa négociation avec Mathias à ce sujet.

Sur le mur du fond du laboratoire est suspendu un panneau avec toutes les hypothèses à ce jour. On dirait le décor d’un téléfilm policier. Alix n’a pas été jusqu’à punaiser des filins rouges entre eux pour illustrer les connections et les faisceaux de preuves. Elle s’inquiète par contre du nombre grandissant de grandes croix rouges qui viennent invalider, les unes derrière les autres, les hypothèses. Elle sera bientôt à court d’idées. Après ce sera le vide du doute. Elle n’y est pas encore cependant. Elle pose son sac, repousse ses verres jusqu’au sommet de son nez et lance la bouilloire.

Alix, un thé dans une main et un crayon dans l’autre, s’est campée devant le panneau, d’un air décidé. Dès sa journée aux urgences elle avait éliminé deux des options listées par Mathias. Le trachome, ou infection oculaire contagieuse causée par un certain Chlamedya Trachomatis, ou, pour faire plus compréhensible et moins savant, la conjonctivite, ne collait pas avec ses observations. Ses patients n’avaient pas les yeux rouges et irrités, et depuis elle n’en avait pas observé parmi les passants qu’elle fixait, sans doute avec une insistance déconcertante, dans la rue, à la recherche d’un signe. Cela faisait du même coup disparaître l’hypothèse de l’opacification de la cornée. Celle-ci est causée soit par une blessure de la cornée par un projectile ou par une inflammation virale ou bactérienne. Et dans chaque cas cela laisse des traces sur l’œil. Donc la population française n’est pas soudainement devenue accro aux feux d’artifice au point d’approcher de trop près des explosions les yeux grands ouverts face au spectacle, même si l’image peut prêter à sourire.

Elif, une jeune doctorante en thèse sur le glaucome depuis un an à l’Institut, entre précédée par l’odeur d’un café. Elle salue Louis, qui, les écouteurs sur les oreilles, est en pleine manipulation. Elif travaille sur un projet de dépistage précoce du glaucome, maladie souvent discrète et indolore qui affecte surtout la vision périphérique. Elle a été mise dans la confidence du projet Oculus.

– Salut Alix, ça va ? Tu as une minute ?

– Oui, oui vas-y, installe toi… là, lui propose Alix pas encore habituée à la nouvelle configuration de son espace de travail. Tu me fais le tour des facteurs possibles pour le glaucome ? J’ai peut-être oublié quelque chose.

– Alors, dit Elif en s’asseyant face au tableau d’enquête, je vais te faire une réponse similaire à celle de Louis concernant les facteurs de déclenchement de la maladie chez les moins de quarante ans. Les études que j’ai trouvées corroborent tes intuitions.

– Pas de diabète généralisé à toute la population donc ? sourit Alix.  

– Non en effet, répond Elif, et pas de prise prolongée de corticoïde soudaine de toute la population, pas d’hypertension généralisée, pas d’afflux incontrôlé de patients souffrants d’apnées du sommeil dans les hôpitaux.

– Bon, c’est sans grosse surprise. Tu fais la croix ? propose Alix en tendant le marqueur rouge à Elif.

– Par contre, ajoute Elif en se levant, si c’est un glaucome, il deviendra visible dans quelques semaines, lorsque l’œil commence à enfler. Là on serait fixé de façon claire.  

– Oui, sauf que nous non plus, on ne pourrait plus voir.

– Haha, pas faux ! s’exclame Elif. J’ai l’impression de participer à une enquête de police… j’aurais peut-être dû m’orienter dans la police scientifique.

– Il n’est jamais trop tard pour bifurquer, lui lance Alix en relançant une théière.

– Sans doute, je serais imbattable pour repérer les glaucomes des victimes ! dit Elif en s’installant devant son ordinateur.

*

Elif et Louis ont obligé Alix à faire une pause. Ils l’ont emmenée manger thaï. Attablés autour de currys verts fumant, Elif et Louis sont tout fiers d’avoir réussi à sortir Alix des Quinze-Vingts avant 20h. Depuis une semaine, elle est la première arrivée et la dernière partie de tout l’étage. Chaque soir avant d’éteindre les lumières, elle passe dans le bureau d’Amine Berrada, lui faire le compte-rendu de sa journée et réfléchir ensemble les prochaines étapes.

– Oh mon dieu ! parvient à s’exclamer Alix qui s’étouffe. Vous ne m’aviez pas prévenue que c’était si épicé !

 – Oh, c’est sympa, dit Louis tout en s’essuyant ses yeux humides du piment.

– C’est tellement bon, ajoute Elif en avalant une grande cuillère de curry, il faut alterner avec le riz, ça calme.

– Alix ? Pourquoi Nathanaël et Maud ne font pas partie de l’équipe Oculus ? demande Louis.

– Oui… c’est un peu bizarre pour nous de ne plus les voir.

– Ah c’est très simple, et ne vous en faites pas, je leur ai expliqué le contexte, ça m’est peut-être sorti de la tête de vous le dire, songe Alix.

– Tu leur as dit quoi ? poursuit Louis.

– Nathanaël travaille sur le conjonctivite et Maud sur les opacifications de cornée. Or ce sont des maladies très visibles à l’examen. Pas un des patients ne présentait des symptômes. Alors je leur ai dit que j’étais missionnée par le gouvernement pour une étude scientifique, que pour le moment c’était top secret.

– Mais ils auraient quand même pu aider, indirectement, proteste Elif.

– Sans doute, mais j’ai reçu des instructions du gouvernement pour limiter le cercle des gens au courant à cinq personnes, en plus d’Amine et moi. Il a fallu faire des choix.

Un des clients du restaurant erre entre les tables, un peu perdu, les yeux plissés. Elif lui tape sur l’épaule le faisant sursauter et lui indique du doigt la porte surplombée de l’inscription « toilettes » au fond du restaurant.

– Oh ça me fait penser, lance Louis, j’ai commencé à observer les gens autour de moi pour déceler des symptômes qu’ils ne voient plus. Depuis quelques jours, dans le métro les gens ont l’air tellement perdus ! Il y a toujours ceux dont les jambes les guident en mode automatique jusqu’à la rame. Mais ce matin j’avais l’impression que tout le monde me rentrait dedans !

– Tu as remarqué aussi ! s’écrie Elif. Les personnes flottent, se collent aux panneaux de signalisation et s’agglutinent dès qu’une personne commence à donner une direction, comme des essaims de gens myopes !

– Déjà que tout est uniquement en français, ajoute Alix, les touristes doivent être encore plus déboussolés.

– Certains sont peut-être en orbite autour de Paris à l’heure où l’on parle ! renchérit Louis.

L’image les fait éclater de rire. Heureusement que les appareils photo ont des zooms performants, sinon les touristes ne pourraient plus voir les monuments !

Bonus :

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