18 avril – 16ème épisode

Julien Corbale raccroche. Le journaliste se frotte le front de l’index et repose son stylo. La correspondante à Londres lui a raconté les mêmes scènes de contestation de la population. Cela fait plus de deux mois, depuis le Jour du Grand Flou. C’est lui qui a trouvé l’expression, il aurait pu être cité dans des copies de baccalauréat, si les élèves ne voyaient pas aussi flou que leurs enseignants. A Londres, comme dans tous les pays du monde, les habitants après avoir tenté de s’ajuster pendant des mois sans comprendre ce qui leur arrivait, ont entamé un repli sur eux-mêmes. Ils ont limité leurs déplacements à force d’entendre le décompte des accidents de la route et le gouvernement a entériné des mesures de télétravail. Les supermarchés ont été vidés de tout le stock qu’ils avaient. Il a fallu une semaine pour que les rayons retrouvent un achalandage classique, malgré les quelques inversions de produits d’employés fatigués d’avoir tant plissé les yeux sur les références produits. Certaines personnes harassées de ne plus voir ont fait soudainement des crises de panique dans la rue et harangué les passants de désespoir. Ces derniers occupés par leur propre perte de vue s’arrêtaient peu. Aveugle et invisible. Les tensions étaient palpables, l’air irrespirable, jusqu’à la manifestation de la veille, où les gens s’étaient organisés pour crier tous ensemble leur déroute, un cri en commun avant le brouillard total.

Julien a couvert tous les épisodes sur le terrain. Sa première vraie enquête au long cours de sa courte carrière de journaliste. Il a couvert les queues devant les cabinets d’ophtalmologie, l’arnaque d’Une paire pour chacun, les rachats dans le Jura et la popularité soudaine et éphémère d’EyeVision. Il se sent investi d’une mission, rapporter le plus fidèlement possible chaque instant de cette crise historique. Son téléphone le sort de ses rêveries éveillées.

– Julien ? Il y a quelqu’un pour toi à la réception. Elle dit avoir des informations à révéler sur le Grand Flou. Un truc comme Oculus… J’ai pas tout saisi.

– Tu as un nom ?

– Une certaine Alix Duffet. Je lui dis de monter ou tu viens la chercher ?

– Attends, je la recherche sur internet. Ah oui, intéressante ! J’arrive !

A la réception l’attend sur le canapé une jeune femme du même âge que lui, portant des lunettes aux verres épais et un pantalon vert. Elle se lève à son approche. Oui il l’a déjà vu quelque part, à la manifestation hier. Une fois installés à la cafétéria, il lui demande ce qu’il peut faire pour elle.

– Merci de me recevoir déjà. Je suis chercheuse, enfin, j’étais, bref, je suis spécialiste de l’œil aux Quinze-Vingts.

– Avez-vous trouvé une explication au Grand Flou ?

Julien sent qu’il tient un scoop. Il n’a même pas eu à aller le chercher, il lui est livré directement au bureau. Alix a longtemps hésité à venir. Simon l’a poussée à suivre son instinct, convaincu par l’idée farfelue de son amie. Il n’est plus temps de faire machine arrière, il fait que les médias s’emparent de son hypothèse.

– Non, justement. Avec mon équipe, nous avons passé le dernier mois à chercher à comprendre le phénomène sans succès.

– Vous faites donc partie du Comité Scientifique dont parlé pour la première fois le Président le 3 avril ?

– Oui, oui, enfin plus mon équipe en tout cas. Peut-être une autre.

– Comment ça ? Vous ne travaillez plus dessus ?

– Si, enfin, ce n’est pas le sujet. Je souhaite vous faire part d’une nouvelle hypothèse, dévie Alix, qui sait n’avoir plus rien à perdre. Et si ce n’étaient pas nos yeux le problème, mais le monde autour ? Et si le monde était devenu flou ?

– Pardon ?

– Oui, nous n’avons rien décelé d’anormal dans les yeux des patients que nous avons examiné, si ce n’est qu’ils ne font plus la mise au point, l’image qui s’imprime dans le cerveau est juste floue.

– Vous avez dit à la personne de l’accueil que vous vouliez me parler d’Oculus. Qu’est-ce qu’Oculus ?

– Ah, c’est le nom de code de la mission que le gouvernement avait confié à mon équipe. C’était confidentiel à l’époque. Elle a été rebaptisée « Comité Scientifique » ensuite. Mais le plus important aujourd’hui c’est de lancer un appel à la communauté scientifique sur cette nouvelle hypothèse…

– Et comment fonctionnait Oculus ? la coupe Julien.

– Euh, je ne vois pas ce que vous voulez savoir, répond Alix désarçonnée, mais ce n’est pas la raison de ma venue…

– Attendez, qui vous avait contacté au gouvernement ? Depuis quand connaissiez-vous la crise ?

Alix ne comprend pas pourquoi Oculus intéresse tant le journaliste, après tout ce n’était qu’un comité scientifique rassemblé par un gouvernement pour être conseillé. Qu’y avait-il de si fascinant ? Après quinze minutes d’entretien dont Alix ne maitrise plus le cours, elle prétexte un autre rendez-vous pour s’extraire du malaise qu’elle éprouve. Par politesse elle laisse son numéro de téléphone « au cas où Julien aurait d’autres questions ». Elle ne le rappellera pas. A quoi bon ? Il n’a pas du tout compris la portée de la révélation qu’elle lui faisait. Alix décide de rentrer au laboratoire, au moins là-bas elle a une chance d’être entendue et comprise.

*

Ce soir-là, la météo s’altère juste à l’heure où Alix décide qu’il est temps d’aller coucher son cerveau. Même si elle a réussi à convaincre Amine de la validité de son raisonnement, la conversation fut houleuse, difficile en effet de convaincre un homme de sciences que sa discipline ne peut pas expliciter le monde et ses crises. Elle est détrempée avant même d’avoir atteint la place de la Bastille. Au coin de chacune des rues qui rayonnent autour de la place elle distingue une échelle et deux hommes, le tout éclairé par un spot de chantier. Elle s’arrête à la jonction avec le boulevard Richard Lenoir. L’homme perché sur l’échelle finit de dévisser la plaque de rue, la tend à son compagnon en échange d’une plaque deux fois plus grosse. La ville s’adapte déjà. Toutefois, les plaques des rues risquent de finir par recouvrir l’ensemble du mur, si les dioptries continuent de dégringoler.

Bonus :

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