Alix navigue à l’aveugle. Heureusement que son appartement n’est pas grand et qu’elle le connaît par cœur. Elle a hésité à munir le coin de ses meubles d’arrondis. Mais une fois au magasin de bricolage, elle a trouvé les rayons vidés. Le vendeur occupé à renforcer la signalétique du magasin avec des bandes fluo lui a confirmé la rupture de stock sans visibilité de réapprovisionnement. Elle se débrouille donc sans.
Il y a une semaine, le gouvernement a fait voter une loi obligeant les employeurs à proposer au moins quatre jours de télétravail par semaine. Seules les réunions essentielles doivent être maintenues sur le lieu de travail afin de limiter les déplacements qui pourraient occasionner des carambolages. Le reste des interactions entre collègues se fait par téléphone. Les équipes de production restent actives, mais leurs horaires sont décalés pour éviter les arrivées massives dans toutes les usines aux mêmes heures.
La loi concerne finalement surtout les emplois de bureau. La comptable de l’Institut travaille maintenant depuis chez elle, tout comme son mari. Elle lui a confiée ne s’y être pas encore habituée. Ils n’ont jamais passé autant de temps ensemble, mis à part pendant les vacances et la cohabitation en appartement se révèle plus compliquée qu’anticipée. Elle déploie des trésors de diplomatie en attendant une hypothétique sortie de crise.
Le téléphone d’Alix sonne. Stéphane a pris l’habitude de l’appeler une fois par semaine pour vérifier que tout va bien depuis qu’elle a été congédiée par Mathias. Cette découverte amicale est l’une des rares conséquences positives de cette crise dans la vie d’Alix.
– Salut Stéphane, quoi de neuf ?
– Hello, oh tu n’as pas vu la dernière nouvelle ?
– Le télétravail ?
– Non, non, l’interview du Ministre de l’Enseignement supérieur hier au JT.
– Je dois avouer m’être un peu déconnecté. Ça fait un bien fou !
– J’imagine, après avoir mangé, respiré, dormi, rêvé Oculus pendant des semaines ! Il a annoncé l’arrêt des cours magistraux pour, je cite, « diminuer le stress visuel des étudiants ». La pratique de l’oral et l’utilisation massive des supports écrits existants – les manuels de cours et les impressions complémentaires – sont à privilégier.
– C’est donc notre monde flou qui aura réussi à venir à bout des cours magistraux…
– Ah oui, j’oubliais que tu n’étais pas une grande fan.
– Tu vas faire quoi du coup ?
– La Directrice de l’Université nous a proposé de poursuivre les sessions de travaux pratiques dans les locaux et de passer tous les cours magistraux en vidéo.
– Tu te lances dans les MOOCs ?
– On dirait bien ! Du coup je passe des heures devant une caméra à enregistrer mes cours face à un amphithéâtre vide.
– Plus d’interruption, juste du savoir à l’état brut ! le taquine Alix. Tu dois être ravi !
– Figure-toi que les étudiants me manquent… Je ne m’y attendais pas, dit Stéphane en rigolant.
– Il n’y a pas une partie chat sur ton MOOC ?
– Si, on est invité à faire « interactif ». Les informaticiens ont sorti les fonds verts et on doit rendre les vidéos visuelles et ludiques, tout un programme.
– Oh ne sois pas ronchon.
– Par contre, j’ai fait une erreur magistrale.
– Diantre, ça a l’air sérieux.
– J’ai donné mon adresse mail à mes étudiants, répond Stéphane en se ménageant une pause dramatique. Je me noie sous les questions, un déluge !
– Ha ha ha, au moins tu es assuré de ta côte de popularité !
– Ou alors c’est qu’ils ne comprennent rien, et là je dois me poser des questions sur mes capacités pédagogiques… Ah je te laisse, je dois passer au maquillage avant la prochaine prise. Non, je rigole. A bientôt.
– Bonne prise !
Alix ne peut plus procrastiner. Elle finit par s’installer devant son ordinateur. Elle doit rédiger la postface du livre collectif sur Oculus, l’enquête scientifique internationale. Maximilien Van Peetersen de l’OMS veut le publier avant début juin. Sitôt assise, elle se relève pour faire un thé. Elle sait ce qu’elle veut partager : elle va modifier le regard de ses contemporains, faire changer de perspective sur Oculus. Nous ne voyons pas flou, le monde est devenu flou. Fou.
Finalement elle décide de faire la vaisselle qui traine. Son texte peut attendre cinq minutes après tout. Elle allume la radio. Les bâtiments des radios sont désormais vides, chaque présentateur d’émission a pu installer un mini studio dans son appartement et les invités ne se déplacent plus. Ils sont joints par téléphone. Sylvie Viaux, historienne, médiéviste reconnue, est interviewée dans l’émission de 14h.
– Je pense que la crise que nous traversons a toutes les caractéristiques que nous jugeons aujourd’hui comme « extra-ordinaires », c’est-à-dire qui sortent de l’ordinaire, mais qui dans quelques siècles paraitront banals. Quand on pense à la crise sanitaire majeure que traversa le Moyen Âge, à savoir la peste bubonique, cela nous semble évident aujourd’hui que c’était une maladie contagieuse transmise à l’homme par les rats. Ce n’était pas une punition divine comme le pensaient les humains du Moyen Âge. Les avancées scientifiques nous permettent aujourd’hui de l’affirmer. A l’époque ce n’était pas entendable, toute personne qui se serait risqué à une telle explication hypothétique aurait été accusée de sorcellerie. Peut-être que le Grand Flou trouvera lui-même une explication dans les siècles à venir, qui sait ?
– La science ne permet pas à ce jour d’expliquer ce qui nous arrive, mais est-ce un discours audible pour nos contemporains ? l’interrompt le journaliste.
– Sans doute pas. Mais nous n’avons pas le choix. En attendant nous allons essayer de trouver des solutions.
– Vous pensez à Edouard Valant et sa solution EyeVision ?
– Oui par exemple. Au Moyen Âge, des médecins avaient imaginé que le corps était sujet à des humeurs positives et négatives. Quand l’équilibre était rompu, la personne tombait malade. Il fallait alors retrouver un équilibre en effectuant une saignée pour évacuer ces humeurs négatives. Aberrant pour tout médecin moderne.
– Merci pour ces éclairages, Sylvie Viaux. C’était Temps long, une émission d’histoire pour éclairer notre temps.
Alix coupe la radio, les mains encore savonneuses. Les paroles de l’historienne raisonnent dans sa tête. Elle s’essuie hâtivement les mains et se plante devant le mur de sa bibliothèque. Elle attrape un tabouret sur lequel elle se perche pour atteindre la dernière étagère, munie d’une loupe. Son doigt parcourt l’étagère pour se poser sur Œdipe roi de Sophocle. Œdipe devenu roi de Thèbes doit affronter une épidémie de peste qui décime ses sujets. Seule la punition du meurtrier du précédent roi y mettra fin. Quand Œdipe découvre qu’il est lui-même le meurtrier, il se crève les yeux. Aveugle, il quitte la ville. Il devient le sage vagabond capable de voir le futur sans pouvoir voir là où poser son prochain pas. Sagesse et cécité sont ainsi liées. Un mythe pour éclairer d’un nouveau jour la crise Oculus ?