8h01. Alix regarde à nouveau son téléphone. Déjà une minute de plus. Il n’est pourtant jamais en retard. Peut-être a-t-il décidé de laisser tomber. Il ne viendra pas. Elle lui a donné rendez-vous dans un café du centre. Ne sachant pas où il vit, elle a pensé que le centre restait le plus pratique à Paris. Et puis c’est un des rares cafés encore ouvert. Les commerçants ont été éprouvés depuis le début de la crise entre l’invitation gouvernementale à limiter ses sorties et l’arrêté préfectoral interdisant la publicité visuelle sur les panneaux d’affichage et dans les vitrines. Il y a une semaine, le préfet a déclaré à la radio « il faut se concentrer sur les informations clefs, la publicité nous en distrait ». Dans la foulée, un médecin a témoigné au journal télévisé de 20h pour expliquer que les devantures de magasins pouvaient provoquer une fatigue oculaire et que la publicité était devenue une pollution visuelle fatigante. Les agences de communication se sont alignées pour survivre, rivalisant en design simple et épuré.
Ce matin elle a enjambé son vélo pour la première fois depuis sa rencontre avec la vieille dame. Son vélo lui manquait trop. Elle se sentait à l’étroit chez elle et assignée dans la rue à faire pesamment un pas après l’autre. La sensation de légèreté, la fluidité de mouvements, le sentiment de liberté lui manquaient au point de la pousser à décadenasser son vélo. Comme une enfant pour la première fois sans roulette, elle a parcouru les rues désertées de Paris. Alors elle a fait de larges virages profitant de toute la largeur de la chaussée, elle a évité les quelques rares passants qui se frayaient un chemin malgré leur vision brouillée, elle a lâché le guidon rue de Rivoli et grillé tous les feux.
A présent, elle est installée en terrasse, le visage baigné par le soleil. Elle décide de se détendre. Elle range son téléphone, s’appuie sur le dossier de sa chaise et ferme les yeux. Ses paupières sont chauffées par les rayons du printemps. Les lumières chaudes dansent devant ses yeux. D’un coup tout devient noir. Alix ouvre les yeux. Le temps qu’ils s’ajustent à nouveau à la lumière, ils distinguent la silhouette de Mathias.
– Salut, dit Mathias en s’installant en face d’elle.
– Salut, tu veux un truc à boire ? demande Alix en se redressant.
– J’ai déjà commandé au comptoir.
Alix prend une grande inspiration. Comment lui expliquer simplement les montagnes russes de réflexion qui l’ont conduite à sa conclusion ? Elle n’a pas le temps de se lancer qu’il la coupe, pour changer.
– Je n’ai pas bien compris ce rendez-vous, ce qui pressait. Le gouvernement est en pleine élaboration d’un plan de relance économique. Quelle est l’urgence ?
– Je crois que tu n’avais pas tort de te concentrer sur les solutions dès le départ.
– Attends, tu es en train de me dire que le technocrate avait raison ?
– Non, je dis qu’il semble impossible de comprendre les causes qui ont rendues notre monde flou. La science actuelle ne le peut pas en tout cas. Dans un siècle peut-être, répond Alix sérieusement.
– Tu as arrêté de chercher ?
– Activement, oui.
– Alors quoi ? La gravité de la voix d’Alix l’a surpris.
– Alors il va falloir inventer de nouvelles façons de vivre dans un monde flou. Il va falloir trouver de nouvelles façons de percevoir l’espace pour pouvoir continuer à vivre, il va falloir réinventer le travail, repenser les relations que nous entretenons avec nos proches.
– Tu veux dire que la crise n’est pas momentanée ?
– Non, le monde risque d’être flou pour un moment, on doit s’adapter. Ce serait bien que le gouvernement le prenne en compte pour orienter ses efforts dans son plan de relance économique.
– Mais ça remet en cause tout notre modèle économique ce que tu racontes.
– Oui en tant qu’espèce 80% des informations que nous percevons passent par la vue, enfin, passaient. Aujourd’hui on en est réduit à 30%.
– Heureusement ça semble se stabiliser !
– Oui mais la courbe ne s’inverse pas. Il va falloir s’adapter, en tant qu’espèce. Imaginer de nouvelles façons de percevoir, en diversifiant nos sens. On pourrait voir par ultrason comme les chauves-souris, identifier nos interlocuteurs par leur parfum, écouter nos mails plutôt que les lire, imaginer des spectacles de lumières colorées. On a tant à inventer. On peut donner vie à un nouveau monde, cette fois-ci pour de bon, ce n’est pas une utopie, il est là, à portée de main. De la contrainte nait la créativité. Nous ne pouvons plus nous contenter de faire comme avant. Il va falloir apprendre à faire avec.
Mathias est songeur. Il prend le temps de la réflexion, d’assimiler l’avis de la scientifique, de la spécialiste de la vision. Le serveur dépose tout doucement la tasse sur la table.
– C’est le temps du politique, poursuit Alix. Vous pouvez faire date. Appelez à la créativité des citoyens. Sortez-les de la panique et du repli dans lequel ils sont en train de s’habituer à vivre. On meurt d’isolement par peur de tomber d’un trottoir et que le chirurgien n’y voit plus assez pour opérer. C’est un risque vital à prendre.
Mathias ajuste son assise, boit une gorgée de son café. Il perçoit l’énergie et la conviction d’Alix. Il doit plisser les yeux pour distinguer nettement ses traits.
– Le cerveau est incroyable, tout neurologue te le dira, insiste Alix, elle sent qu’elle n’est pas loin d’emporter son adhésion. Suite à la perte d’un sens, le cerveau s’ajuste et un autre sens prend la relève pour compenser. A nous d’aider les citoyens à prendre conscience de leurs capacités.
– Nous ? souligne Mathias.
– Euh, pardon, je voulais dire vous.
– Non, je crois que tu as raison, corrige Mathias, il se tient droit sur sa chaise, le regard assuré. Nous, comme tous les citoyens, pas juste le gouvernement. On doit pouvoir tous participer à créer ce nouvel environnement dont tu parles. La politique publique doit juste créer le cadre favorable. On peut imaginer un concours Lépine des solutions innovantes avec un investissement à la clef pour son déploiement.
– Et des investissements dans des solutions qui existent déjà pour les écoles braille, les éditeurs de livres audio, l’automatisation des métros et des trains, …
– Bon, je retourne à Matignon, dit Mathias en se levant. Tu viens avec moi ?