Alix est sortie se ravitailler en pâtes et en papier toilette. Elle a trouvé les rayons bien vides. Depuis le bug des serveurs des géants de l’Ouest Américain, la crise est passée dans une seconde phase qui frôle la panique généralisée. Les produits périssables ont ainsi migré des rayons des supermarchés aux étagères à présent surchargées des citoyens précautionneux. Les marchés financiers ont réagi de façon similaire et n’y voient plus rien. L’être humain n’est décidément pas adapté à l’incertitude, malgré les injonctions à la nouveauté et au changement, prônés par tout service marketing.
Sur le chemin du retour Alix croise la route de la « marche citoyenne pour la vue » annoncée depuis quelques jours par les journalistes. Le cortège progresse en longs rubans sinueux le long du boulevard. Les gens se tiennent à des cordes à nœuds parallèles pour prévenir les chutes de parcours. Les gilets d’un orange fluo bordent le serpentin d’un côté et de l’autre. La foule ondoyante émet une énergie électrisante. Les gorges sont déployées à l’unisson face à la perte d’un sens sans en comprendre le sens. Il y a quelques siècles on aurait invoqué une punition divine. Qu’invoquer dans un monde athée ? Le déboussolement a débordé quand leurs images qu’ils pensaient en sureté dans le nuage leur ont été prises.
Alix patiente, en observatrice, sur le bord du trottoir. Une main sortie du cortège saisit la sienne et l’entraine sous les bras des gilets oranges. Un visage lui sourit en signe de bienvenue et lui tend une pancarte où les lettres s’étalent, énormes. « Echec et mat pour les astigmates » Alix explose de rire. Elle regarde sa créatrice, une dame d’une cinquantaine d’années, aux cheveux coupés ras, qui la regarde l’œil malicieux. D’un tour de poignet sec, elle tourne le panneau qu’elle tient devant elle : « Tous des taupes », le tout orné d’une image de l’animal myope. Le sourire d’Alix se déploie d’une oreille à l’autre. Un sentiment de communion la submerge. Depuis combien de temps n’a-t-elle pas ri ? Le contact d’autres humains lui a manqué. Elle s’est coupée de tous ses proches au début de sa mission pour le gouvernement et elle s’aperçoit à cet instant qu’elle n’a fait encore signe à personne de son retour au monde, en dehors de ses sms « Toujours en vie ! ». Perdue dans ses pensées, elle percute un homme d’une trentaine d’année qui ne s’est pas accroché à la corde à nœuds mais navigue entre les fils. Alix plisse les yeux. Oui, c’est bien lui.
– Pardon, je ne faisais pas attention.
– Pas de mal, il faudrait porter des chaussures de chantier pour faire ce métier en ces temps de myopie, plaisante Julien Corbale.
Muni de son calepin, il la dévisage un instant, avant de reprendre sa pose professionnelle, son stylo prêt au départ se pose sur le papier.
– Que pensez-vous de l’action gouvernementale ?
– Le gouvernement navigue à vue !
Alix a hésité suffisamment longtemps, bouche ouverte en quête d’inspiration, pour que sa voisine s’engouffre dans la question.
– Cette crise est un long, trop long spectacle d’impro ! Et maintenant nous n’avons même plus nos photos à regarder au zoom pour ne souvenir du monde d’avant le 16 janvier. Ma voisine s’est cassée le bras dans l’escalier, elle n’arrive plus à voir à la distance de ses pieds, alors forcément elle loupe des marches, poursuit-elle.
Julien s’est détourné d’Alix et griffonne intensément. Il s’approche de son interlocutrice pour mieux l’entendre en-dessous du chœur des manifestants qui reprennent les slogans des pancartes : « Plus d’espoir de voir », « Make our planet visible again ! », « Le gouvernement navigue à vue ! ». Un manifestant lance un « Il est flou Afflelou » inspiré au passage d’un de ces magasins. Alix se laisse porter par la cohésion. Une idée germe dans sa tête.